La rumeur est une question qui occupe les penseurs depuis au moins l’Antiquité… Socrate proposait déjà de la passer au crible de ses trois passoires (la vérité, la bonté, l’utilité). Dans un monde en transformation constante, de plus en plus insondable, qui vire à la guerre de tous contre tous, elle peut s’avérer une arme redoutable et faire boire la ciguë à toute entreprise… Trois passoires ne suffisent plus.

Elle commence par un murmure, un bruissement… On ne sait pas d’où elle part, d’où elle vient. En revanche, on sait où elle va : en plein cœur de sa cible. La rumeur est une flèche à la pointe trempée dans l’acide de la délation, le poison de la diffamation. Nourri de demi-vérités, de spéculations, son monde est celui du "paravéritable", du presque vrai, du "pourquoi pas" ? Quelques principes inquisitoriaux, dévoyés sous couvert de sagesse populaire, aident volontiers à la parer des atours de la réalité : « si ce n’est pas impossible, c’est que c’est sûrement vrai » ou « il n’y a pas de fumée sans feu. »
À l’ère des réseaux sociaux et de leur soif de justice immédiate assez voisine de la justice expéditive du far west, l’impact d’une rumeur peut être à la fois instantané et dévastateur pour une entreprise. Les exemples abondent dans ce wild wild web qui vit à l’heure des fake news, du complotisme et des groupes d’influence type sleeping giants, avengers 2.0 parés des atours du lanceur d’alerte, dont chaque anathème a l'apparence d'une vérité incontestable. Une rumeur de manquement à l’éthique, de discrimination, ou d’un simple défaut relatif d’inclusivité, et tout peut s’écrouler pour une entreprise (à commencer par son éventuelle cotation en bourse). Avant qu’elle ne s’échappe, la rumeur peut métastaser à l’intérieur d’une société, ronger la motivation des salariés et attaquer sans rémission le moral des troupes. Pour se prémunir, il est un remède de cheval que les anglo-saxons ont déjà commencé à mettre en œuvre, se basant sur la formule d’un philosophe bien de chez nous, Edgar Morin : le vaccin de la pensée complexe.
Nomme ton ennemi

La rumeur naît du flou, de l’incertitude, de faits qui ne sont ni vérifiables, ni tangibles. Elle puise sa force des peurs et anxiétés, du ressentiment, de la frustration, d’une pulsion de vengeance, d’un instinct de mort… Pourvue d’une grande charge émotionnelle, elle court à toute allure si l’on n’y prend pas gare. Elle est l’étincelle qui aspire à incendier, tout, à devenir big fire. Elle est d’autant plus dangereuse qu’on ne la voit jamais venir, reposant en partie sur le mensonge et grandissant à l’ombre des réseaux informels d’une entreprise. Une fois qu’elle commence à se propager, la rumeur est difficile à circonscrire et encore plus à étouffer, éteindre.
A l’intérieur d’une entreprise, ses effets sont d’emblée néfastes et éventuellement à tous les échelons : lorsque le doute règne, c’est la confiance entre collègues qui s’érode, voire la défiance envers la direction qui s’installe. Les clivages font leur lit du moindre bruit : différents départements ou individus peuvent entrer en concurrence au lieu de collaborer. Les conflits inutiles se mettent à pulluler, nuisant à l’efficacité, la productivité de chacun, et encore davantage à l’efficience de l’entreprise. Les salariés perdent leur temps, leur énergie, en même temps que leur santé mentale car la rumeur aime à faire monter la pression, et génère stress, colère, agressivité, abattement. Vient-elle à s’échapper hors du microcosme de l’entreprise, la réputation de cette dernière est en péril, son image en danger d’être entachée, salie, déchirée, mise en charpie sur la place publique de l’agora 2.0. Les destinataires de la rumeur peuvent être intimés de réagir, se mobiliser, de se métamorphoser en consomm’acteurs qui mettront en œuvre le boycott des produits de telle marque, ou de toutes les marques de tel groupe, sous peine d’être accusés de cautionner. Les talents de l’entreprise trouveront alors indéniablement que l’herbe est plus verte ailleurs… Tout est dans le tout, le cercle vicieux de déclencher la spirale infernale de la déroute, la ruine, la chute. Rumeurs de plans sociaux, de fusion-acquisition, de changement de direction, scandales personnels impactant la direction, management décrié comme toxique, manquement aux devoirs d’inclusivité, tout est potentiellement tache indélébile, facteur de crise. Alors, comment rester maitre de son destin ?
La Méthode Morin
En l’occurrence qui nous occupe, il vaut mieux se référer au philosophe Edgar Morin plutôt qu’au ménestrel Christophe Maé, qui prône dans l’un de ses tubes de laisser faire la rumeur. "lol". Dans l’un de ses grands ouvrages, la rumeur d’Orléans, le philosophe/sociologue a analysé l’essence même de ce cancer qui se transmet de bouche à bouche : loin d’être un simple bavardage inoffensif, elle est ce tout qui dépasse largement la somme de ses parties si on la laisse courir… Il s’agit d’en être pleinement conscient et de s’adapter en tâchant d’anticiper les failles à tous les plans. Pour cela, Edgar Morin invite à prendre de la hauteur et à s’abstraire d’un héritage dialectique un peu grossier, qui promet de dépasser toute espèce de contradiction. Il propose d’en finir avec les dichotomies classiques binaires afin de les articuler et les lier récursivement. Edgar Morin exhorte à l’inter-, la pluri-, la transdisciplinarité. L’homme est un complexe anthropo-sociologique pour l’homme ! Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut « reconnaître la dimension vécue », intégrer à la compréhension sociologique des aspects qui ne sont pas strictement scientifiques : l’homme se déborde lui-même, il est vivant, et fait partie d’un système complexe dont la connaissance des entités de base qui le constituent, approximative donc, ne permet surtout pas de prévoir son comportement global. Il faut en finir avec l’homo sapiens démens, ce savant fou ! Oubliez les petites cases et leur déterminisme bêtement mécanique !
Parmi les concepts centraux de la pensée complexe d’Edgar Morin, la dialogie (les phénomènes sociaux sont le fruit de « logiques à la fois antagonistes, concurrentes et complémentaires »), la récursivité (l’effet est aussi sa propre cause ; la causalité est circulaire et court-circuite la logique cartésienne ; la récursivité est au cœur de la démarche
systémique ; « l’individu fait la société qui fait l’individu »), ou encore l’hologrammie (l’individu est dans la société mais la société est en lui). Question : comment mettre en œuvre ces acrobaties conceptuelles au quotidien dans l’entreprise ? Tout simplement en donnant un caractère plus humain au H de RH. Promouvoir la transparence et la communication basée sur l’individuation dans l’entreprise (communication adressée et directe), former ses employés au fact-checking des informations avant de les partager (partage responsable de l’information), ouvrir des canaux d’échange pour purger les préoccupations et les inquiétudes de chacun, encourager la participation de tous via des outils d’aide à la délibération et à la décision (les voix sont entendues et la confiance valorisée), prendre en considération les nouveaux besoins de mobilité en rendant possible la diversification des formations et des parcours de vie, inciter à l’autopoïèsis (l’action de faire soi-même), sont autant de pistes à défricher.
Placer la cognition, l’interrogation éthique, et le pluralisme méthodologique au centre de son management dans ce monde qui accélère, semble une formule frappée du sceau du bon sens pour générer l’alchimie d’une culture d’entreprise saine et résiliente. Les risques de fuite d’une rumeur interne seraient ainsi réduits au maximum et si d’aventure un bruit se mettait à circuler, la solidarité interne à l’entreprise générée par cette pensée complexe permettrait une contre-attaque rapide et d’occuper le terrain en faisant bloc. Finalement, la pensée complexe d’Edgar Morin peut se résumer de manière très simple : ensemble, nous irons plus loin..
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